Quelques formes d'expression de la société afro-bahianaise

   
   

L'expression musicale

Le patrimoine culinaire

 

 

 
L'expression musicale
 
  • L'exemple d'Olodum
 

Depuis une vingtaine d'années, le mouvement des Noirs au Brésil s'attaque au modèle du métissage. A l'image du groupe musical OLODUM, la musique est pour eux une façon de revendiquer leur mémoire africaine.

Il n'est pas rare de croiser dans les rues de Salvador des jeunes arborant fièremetn le tee shirt « 100% negro ». La mode s'est propagée au tourisme qui achète des tee shirts aux couleurs de l'Afrique, vert, jaune, rouge sur fond noir.

Aujourd'hui, pour la première fois, ce qui est considéré comme mythe de la démocratie raciale est contesté dans sa substance même : contre la logique du « blanchissement » sont affichées les vertus de la négritude et revendiquée comme une conscience noire. Cette année en 2001, le 20 novembre, le jour de la conscience noire, (date de commémoration de la mort de Zumbi, le chef des plus connus quilombos du Brésil, le quilombo de Palmares), les participants portaient le tee shirt avec le slogan suivant : « réparaçao ja » qui demande la reconnaissance de l'état brésilien dans la déportation des trois millions d'esclaves noirs sur le sol brésilien et la réparation financière du préjudice moral de cet acte.

Depuis les années 80, on assiste à l'entrée spectaculaire de la question raciale dans l'espace public et le début d'un débat interne à la société brésilienne sur ses représentations collectives, son histoire, sa diversité culturelle et raciale.

C'est largement en prenant appui sur ses racines culturelles (la musique n'est-elle pas déjà l'une des essences de la religion afro-brésilienne, le candomblé ?) que l'action des Noirs brésiliens a pris la dimension d'un mouvement social de masse.

Les plus pauvres d'entre eux vont accéder à la conscience noire par le biais de leur culture populaire. Aussi faut-il souligner le rôle particulièrement mobilisateur de la musique afro-brésilienne dont les innombrables écoles de samba qui parsèment les quartiers populaires . Emblématiquement, est, à cet égard, créé le groupe Olodum, fondé en 1979 dans le quartier du Pelourinho (à cette époque, un quartier extrêmement modeste) au centre de Salvador de Bahia. Dès le départ, les jeunes noirs fondateurs se revendiquent comme afro-brésiliens par des actions militantes. Olodum met l'accent sur l'héritage africain et prône une relecture de l'histoire brésilienne qui prendrait en considération l'apport afro-brésilien à la construction de la nation. Ainsi Salvador devient une ville militante de la conscience noire, contribuant à l'émergence d'un débat sur la politique multiculturelle au Brésil. L'année 2000, avec la commémoration des 500 ans de la découverte du Brésil, fut un moment de revendication au cours duquel ont été soulevés ces débats.

« Ils se fichent de nous » : c'est le titre d'une chanson de Mikael Jakson, enregistrée en 1996 avec le percusionniste d'Olodum. Le clip a été tourné dans le Pelourinho et a contribué à faire connaître le Bloco Afro dans le monde entier.

Joao Jorge Rodriguez a fondé en 1979 le plus populaire des Blocos Afro. Dans la culture africaine Yoruba, Olodum représente le dieu tout puissant. L'ancien groupe de carnaval est sans doute l'ambassadeur le plus important de l'identité noire à travers le Brésil. Le Pelourinho c'est un peu la patrie de Joao. En moins de dix ans ce quartier défavorisé, réputé à Bahia comme « le plus dangereux de toute l'Amérique" latine » est devenu comme un des petits bijoux de l'époque coloniale. Aujourd'hui, Joao se bat pour que les anciens habitants puissent retourner dans leur maison réhabilitée. Olodum ce n'est pas seulement de la musique c'est aussi un projet culturel et social. Joao Rodriguez précise : «la plupart des Bahianais sont d"origine africaine, près de 90% de la population à Salvador est formée de noirs et la musique d"Olodum est aussi un lien avec nos racines africaines. Il s"agit de notre identité afro-brésilienne. Les gens de Bahia doivent être des gens fiers de leur origine africaine ».

Pour atteindre ce but, Olodum a fondé deux écoles. Joao vient au moins deux fois par semaine à Salvador, l'école est la clé pour un avenir meilleur et Joao veut que les enfants puissent suivre un enseignement dont il n'a lui-même jamais pu bénéficier. Un des aspects importants d'Olodum est la cantine de l'école. Joao sait que sans un repas régulier et gratuit, la plupart des enfants ne viendraient jamais à l'école. L'ordinateur c'est bien, mais ici les enfants préfèrent sans conteste les percussions hors des cours récréatifs de l'après-midi. Les enfants de Bahia rêvent de jouer dans la Banda , le groupe de musiciens d'Olodum et qui sait si un jour, Michael Jackson pourrait rendre visite à ses amis de Bahia.

Les membres du groupe junior d'Olodum ont déjà franchi un premier pas vers le bonheur. Bira Rosario est un peu la star de la troupe. Aujourd'hui encore, il rêve de sa rencontre avec Michael Jackson et depuis le tournage du clip, tout le monde au Pelourinho l'appelle simplement « Bira Jackson ». Ce dernier déclare «  le spectacle de Michael Jackson à Salvador est quelque chose de spécial. Il nous a fait connaître dans le monde entier, je remercie dieu que ce spectacle ait eu lieu . Travailler avec Michael et le réalisateur Spike Lee était formidable et puis Michael est un type tout à fait normal, très gentil, sympathique et bien sûr, il reste une star mondiale et son spectacle était très important pour les gens de Bahia. La méga star Jackson avec le meilleur groupe de percussions au monde : Olodum ».

L'euphorie de la musique compte pour beaucoup au Brésil mais ce sont les Brésiliens eux-mêmes qui font comprendre aux voyageurs le mythe de ce pays, la légèreté apparente de sa population et surtout la passion avec laquelle ils vivent leur vie.

 

 
  • Le carnaval
 

Le mois de janvier, qui précède le carnaval, il y a une profusion de musique dans toute la ville. La « Concha acustica », salle de spectacle derrière le théâtre Castro Alves, où habituellement passent les groupes de « forro » à la mode, a laissé place aux blocs afro : Olodum, Dida, Ilê Ayé, Filhos de Gandhi, Male do Balé.... C'est le moment des festivals de musique durant lesquels sont présentés et sélectionnés les futurs « hymnes carnavalesques » des blocs. C'est la période où l'identification à un groupe carnavalesque prend forme, bien souvent, on se rapprochera du bloc qui correspond le mieux à son espace communautaire. A cette époque là, le collectif du bloc se réunit, composé des artistes, des percussionnistes, des auteurs et des interprètes ainsi que des cadres, les « foliôes » du bloc ou encore les sympathisants de la communauté et certaines personnalités du quartier, reconnues dans le milieu artistique pour définir, collectivement, et à partir de la contribution de chacun les formes et les contenus culturels qui seront montrés dans le carnaval. Un participant me dit : « il y a le thème et nous invitons les gens d"ici, liés à des activités artistiques, des profs de musique, des danseurs, à se joindre à nous pour faire une fête dans la rue et choisir la musique qui « colle » le plus au thème. Il y a une catégorie « thème » et une catégorie « poésie » et « le samba de quadra », plus près des gens qui aiment le samba joué dans la quadra (groupe de percussionistes qui se joue à quatre percussions). Il doit y avoir cinq ou six trophées, c"est une façon de récompenser et de favoriser l"expression des gens, les pousser à continuer, comme Roque, ici présent qui n"avait jamais fait ça avant et qui a gagné dès sa première participation. De plus, c"est bien de récompenser des gens qui ne sont pas liés depuis longtemps à la « Casa » (maison).

En fait, le festival de musique prend la forme d'un concours structuré autour de deux catégories distinctes qui auront chacune leur lauréat, le processus sélection, influencé par l'enthousiasme et les réactions du public étant confié au jugement de personnalités, artistes, professeurs, danseurs.... ceux-ci forment un jury ou une commission et donnent des notes à chacune des prestations (notes en fonction de critères préétablis comme par exemple la force et la beauté des textes et des mélodies, l'originalité et la mise en perspective des thèmes souhaités....).

Les « musiques à thème » mettent souvent en scène un « je » collectif, incarné par le nom du bloc, conscient et agissant, qui raconte une histoire en contact direct avec la communauté . Vovô, dirigeant du groupe Ilê Ayé nous parle de la composition de ces chansons : « il existe deux festivals : celui de la musique à « thème » traite du thème choisi, par exemple Bahia ou le Nigeria..... et celui de la poésie traite du quotidien dans lequel nous vivons, la romance. Il y a beaucoup de musiques romantiques aujourd"hui dans l"Ilé Ayé. Il y a un autre discours, Ilé c"est comme un refuge, un point d"appui. La musique peut parler de celui qui a été abandonné, de celui qui est amoureux d"une « negona » (négresse) qu"il a rencontrée dans le bloc... Cette musique est de la rue, elle parle de la rue, des arbres, d"un manguier.... et de « l"estime de soi», du fait que le noir est beau, qu"il sent bon, que nous ne sommes pas des bandits...enfin tout ce qui est dit de négatif sur le noir, nous en parlons, au contraire en positif. Alors le noir commence à accepter la couleur de sa peau, notre message, et il commence à voir, à comprendre ....et il passe ce qu"il a compris aux autres ».

Comme nous l'avons énoncé dans notre travail, la politique engagée depuis les années 70 liée au bloc afro et aux afoxés correspond à un mouvement d'émancipation et de réélaboration de l'expression identitaire de l'ethnicité afro-bahianaise. Ce chapitre n'a pas pour but de faire une étude approfondie sur l'expression carnavalesque à Salvador de Bahia mais elle a pour objectif d'avantage de relever les liens et les enjeux multiples d'une société multi-culturelle où le candomblé a servi de base pour construire le mouvement de revendication de la conscience noire. Celle-ci s'est essentiellement inscrite dans un mode d'expression culturel et musical qui trouve ses débouchés dans le carnaval.

L'influence des religions afro-brésiliennes dont le candomblé, sur le mode de vie, la culture, les relations sociales et la représentation du monde afro-bahianais, est des plus importantes et se fait sentir dans d'innombrables domaines de la vie courante de cette collectivité, dans les gestes quotidiens, comme dans l'appréhension globale de la réalité, de la nature, des autres et de soi-même.

En ce  qui nous concerne, nous souhaitons simplement évoquer les éléments issus du candomblé ou en rapport avec cet univers, le plus apparent et le plus directement impliqué dans la structuration et dans l'expression des groupes afro.

Comme premier élément, il convient de souligner que bon nombre de blocs afro et surtout d'afoxés sont sortis du milieu même des terreiros du candomblé. De manière plus générale, on peut affirmer que cette relation intervient dans la nature profonde et dans la définition de la dimension afro étudiée. Antonio Nascimento da Silva, président du bloc afro Gangazumba confirme cet élément :

« Tous les  groupes afro, blocs et afoxés ont une relation avec un certain terreiro. Dans tout ce qui est afro, il doit y avoir une participation et un représentant du candomblé. Ici, dans Gangazumba, c"est quelque chose de très important et de très fort. Nous ne devons pas oublier cet élément parce que si nous prenons le nom « d"afro », il faut que ce soit fort sinon tu n"arrives pas à atteindre ton objectif. Nous ne voulons pas des choses faibles, nous voulons des choses fortes. Tu sais aussi que Gangazumba était un africain, il représente  l"axé  et c"est par là que les choses vont évoluer. Il faut que ce soit quelque chose de sérieux et de direct ».

Aussi, même lorsque le groupe n'a pas une connexion très étroite avec le Candomblé, il se doit pourtant d'effectuer un certain nombre de rituels et de suivre des règles spécifiques, nécessaires à la bonne marche des projets et des activités, garantie par la présence de l'axé et par la la protection des Orixas dont les obligations ont été respectées.

Dès lors, la manutention des objets et de la force du Sacré, ainsi que la réalisation des rituels, étant l'apanage des seules personnes de savoir, initiées dans le Candomblé et intervenant dans les terreiros, le bloc afro ou l'afoxé doit forcément compter, à de rares exceptions près, avec la participation d'un membre compétent de cet univers, ce qui le conduit souvent à entretenir des relations plus ou moins directes et plus ou moins systématiques avec un terreiro en particulier.

Edielton Silva Araujo, fondateur du bloc afro Motumbaxé, de San Martin, près de Liberdade, nous raconte :

« Bon, il faut que je te dise : je ne suis pas trop porté sur les choses du Candomblé. Il y a un « axé » ici, mais c"est l"axé du bloc. S"il n"y avait pas de bloc, il n"y aurait pas d"axé...Ici, c"est « Ogun de Ronda », il reste derrière la porte, c"est le protecteur de l"entité. Du coté extérieur de la maison, c"est « Exu Tranca Rua ». Mais moi, je ne suis pas lié au Candomblé, j"ai un père de Saint qui vient et qui fait tout. Moi, je n"aime pas beaucoup ça, mais ça fait partie de la culture et de notre travail culturel dans le quartier ».

De plus, chaque personne initiée dans le Candomblé étant plus particulièrement liée à un orixa précis, dont elle est la « fille » ou le « fils », il n'est pas rare de constater que « l"orixa-protecteur », sous les auspices duquel le bloc est placé, correspond à celui de la personne responsable et s'occupant de la partie religieuse du groupe afro ou à celui du terreiro avec lequel ce dernier entretient une relation privilégiée. D'autres paramètres peuvent également compter dans le choix de « l"orixa-protecteur », qui sont, par exemple, l'emplacement spatial du groupe dont la proximité d'un site naturel particulier –rivière, mer..., - peut renvoyer à un orixa particulier ou bien encore la nature et les caractéristiques de l'orixa, qui peuvent être recherchées par les dirigeants pour la protection et la réalisation de leur bloc.

A ce propos, parmi les groupes afro que nous avons rencontrés, nous avons constaté que certains orixas, comme par exemple Ogum considéré, entre autres, comme l'orixa du fer et de la guerre, semblaient bénéficier d'une bonne cote de popularité.

Aussi, il faut noter que les rythmes, les danses et les couleurs ainsi que les thèmes développés par les groupes afro dans le carnaval sont fortement influencés par la vision du monde issue des terreiros. Ainsi par exemple, les filhos de Gandhi, l'afoxé le plus important de Salvador, sont toujours vêtus de blanc, couleur d'Oxala, l'orixa associé à cet afoxé.

Pourtant et bien que la très grande majorité des groupes étudiés s'attachent à affirmer leur respect et leur attachement au Candomblé, on peut considérer que l'on a assisté, ces dernières années et notamment sous la pression des dirigeants des grands terreiros et des responsables de la Fédération Bahianaise des cultes afro-Brésiliens, à une utilisation moins systématique et surtout selon des modalités plus précises, des objets, des rituels, des rythmes et des chants sacrés du Candomblé. Cette évolution a eu pour finalité de clarifier la nature et le rôle respectifs des terreiros et des groupes afro et d'empêcher une utilisation anarchique et non contrôlée des principes du Candomblé, c'est-à-dire en dehors du contexte précis, ritualisé et formalisé, nécessaire à la manutention du sacré.

Ainsi, les blocs et les afoxés, tout en rendant un profond hommage aux Orixas qui prend également la forme, en certaines occasions, de rituels visant à favoriser la bonne marche des événements et à bénéficier des principes actifs qui régissent l'univers dans cette vision du Monde, ne peuvent être assimilés à de véritables centres religieux, mais plutôt à des espaces qui rendent compte et qui exhibent une culture du sacré, mobilisée dans la prise de conscience identitaire et ethnique, mais aussi garante de la force de réalisation et de la capacité de développement des activités et des projets liés à l'afro-bahianité.

Cette double logique, d'affirmation de la prédominance de la culture et de la représentation de la réalité, propres au Candomblé et, en même temps, de « prise de distance » et de respect par rapport à la liturgie et à l'organisation rituelle et sacerdotale des terreiros , qui seules garantissent une relation équilibrée et saine avec les forces cosmiques, transparaît clairement dans le discours des acteurs afro-bahianais des blocs et des afoxés.

 
 
  • La nuit de la « Beleza Negra » (de la beauté noire)
 

L'élection de la reine du bloc qui, dans la rue, trônera au-dessus des siens sur un camion spécialement conçu à cet effet, ouvrant souvent le défilé du bloc, montrant à tous, dans la danse (souvent basée sur le rythme « Ijexa », très répandu dans les groupes de batteries afro et qui est par excellence, dans le Candomblé, le rythme d'Oxum, déesse des « eaux douces », de la beauté et de la féminité), la beauté, la fierté et la sensualité de la femme noire et de la « raça negra » qui fait partie des moments importants de la préparation carnavalesque (dans certains blocs, comme l'Ilé Ayé, la reine sera présente dans toutes les participations du groupe à des événements nationaux ou internationaux).

On peut d'ailleurs souligner le fait que la femme occupe un rôle déterminant dans l'organisation familiale et sociale mais aussi politique et religieuse, comme le montre la structuration des terreiros de la communauté noire de Salvador. L'image de la femme, en tant que mère, jouit également d'une importance symbolique dans le monde afro. La reine du bloc réunit toute cette facette, parfois très féminine et parfois guerrière, à la tête de ses gardes, parfois femme enfant et parfois mère. Il n'est pas rare de voir des reines de blocs enceintes et étant apparemment dans les derniers mois de leur grossesse.

L'événement incontournable du calendrier des blocs afro que représente l'élection de la reine, pouvant être une simple soirée communautaire ou bien une grande fête de gala qui voit l'intermède entre les différentes présentations des candidates sélectionnées, occupé par des groupes de musique et autres présentations artistiques. L'occasion m'a été donnée de participer à l'une de ces soirées de gala, les plus médiatisées et les plus connues, organisées par le groupe afro Ilé Ayé : la nuit de la « Beleza Negra » qui voit naître, chaque année une nouvelle « deusa do ebano » (déesse d'ébène).

Cette fête se déroule souvent dans les grands centres de convention ou d'activités de la ville et rassemble un parterre d'invités du monde artistique et médiatique. Elle revêt un caractère symbolique important lié à l'identité du bloc Ilé Ayé qui est considéré, en tant que plus vieux bloc afro de Salvador, comme un « pionnier » de la prise de conscience identitaire du mouvement afro. Il s'est orienté vers une valorisation de la culture et de la beauté noire (physique, intérieure et spirituelle), illustrée en particulier par le mouvement du « black is beautiful ».

Dans cette soirée, c'est bien de la même dynamique dont il s'agit et le défilé des prétendantes au titre suprême met en valeur des critères esthétiques spécifiques, qui s'expriment dans la danse, dans les costumes et les coiffures du monde afro, mais aussi une certaine « posture » identitaire liée à l'expression de la « consciência negra » (conscience noire). Ce genre d'événement constitue une sorte de contrepied aux concours des « miss », qui privilégie la beauté telle qu'elle est définie par les concours des Blancs et renverse ainsi l'ordre des critères esthétiques, générés par l'idéologie dominante au Brésil. En effet, l'image du noir, encore aujourd'hui, est associée dans les médias, et en particulier à la télévision, à des rôles de seconde catégorie, souvent très éloignés de la représentation de la beauté. Parallèlement à ces événements, festivals de musique et élection de reines, la fréquence des « ensaios » (répétitions) s'intensifie à l'approche du carnaval, peaufinant la cohérence et l'esprit de groupe des percussionnistes dont l'articulation et la symbiose des différentes catégories d'instruments constituent un des paramètres essentiels. De même, les répétitions s'intensifient dans le domaine de la danse et de la chorégraphie. On voit souvent des correspondances avec le Candomblé dans ces spectacles, notamment avec des interprétations chorégraphiques des Orixas. Néanmoins, à l'opposé des afoxés qui utilisent des rythmes et des chants sacrés stylisés, ici la représentation est seulement une évocation des contenus et des formes que l'on observe dans les terreiros afin de ne pas mélanger les genres.

 
 
Le patrimoine culinaire
 
  • Le festin des dieux
 

La cuisine afro-brésilienne de Bahia a déjà fait l'objet de nombreuses études, depuis l'époque où Manuel Querino écrivait « A arte culinaria na Bahia » (l'art culinaire à Bahia ») jusqu'au livre récent de Sodre Vianna « Caderno de Xango » (cahier de Xango) et de Darwin Brandao « A cozinha baiana » (la cuisine bahianaise), illustré de magnifiques photos de Pierre Verger, sans compter l'intéressant article d'Artur Ramos « Notas sobre a culinaria afro-brasileira » (Notes sur l'art culinaire afro-brésilien ». Tous ces auteurs s'accordent à rattacher cette cuisine au Candomblé. De même, Roger Bastide envisage dans son article « la cuisine des dieux » extrait du livre le Candomblé de Bahia, la nourriture sous un aspect mystique.

En effet, la cuisine et les spécialités afro-bahianaises puisent-elles leurs recettes dans la préparation des mets d'origine religieuse ? Bien que pour une part, l'alimentation des dieux provient du sacrifice, donc du sang versé, les dieux s'alimentent aussi de mets cuits et cuisinés.

Les dieux sont de grands gourmands, d'ailleurs les mythes qui rapportent leurs vies sont remplis de ripailles. Les mythes sont jonchés d'allusions à la nourriture et aux interdits culinaires et tabous des uns et des autres. Les ethnologues donnent parfois la liste des aliments des dieux afro-brésiliens mais ils mêlent toujours intimement la cuisine à proprement parler aux noms des animaux sacrifiés. Or, dans la séquence rituelle du Candomblé, il s'agit de deux choses bien distinctes et qui occupent séparément des moments bien précis du temps sacré : le sacrifice a lieu tôt le matin, avant la fête publique, la cuisine occupe la nuit et le repas en commun des hommes et des dieux clôt le candomblé. Nous devons donc séparer les deux choses : cuisine, préparatifs et sacrifices pour les dieux.

Généralement, dans une cérémonie, on prépare autant de plats que de dieux invoqués au cours de ces mêmes cérémonies. Le nombre des divinités invoquées peut augmenter de cérémonie en cérémonie, par conséquent de jour en jour le nombre de plats préparés augmentera. On peut faire une esquisse rapide des mets préférés des divinités africaines : Oxala, le grand dieu, réclame des abaras , les acaças , les petits pains blancs entourés d'une feuille de bananier, car sa couleur est le blanc. Il lui est indispensable d'avoir une nourriture sans sel et sans piment, parce qu'il est le dieu de la bonté et de la douceur. Oxum, qui n'est pas seulement très coquette mais encore très gourmande, et réunit en elle toutes les caractéristiques de la féminité, exige le xinxim de poulet , ou mieux encore, un mélange de tous les abattis de la volaille à la farine de manioc. Xangô réclame l'amala fait avec des gombos, des crevettes et de l'huile de palme (dendê). Ogum préfère les ragoûts de viande de bœuf . Yansan veut le caruru de riz ou l' angu de manioc, avec les acarajés , tandis qu'Omolu se satisfait des axoxôs de maïs et Oxumaré du gururu. Enfin, le caruru des Ibejis, saint Côme et saint Damien, est bien connu de tous les Brésiliens.

Cette liste de plats préférés et de gourmandises des dieux nous amène à quelques réflexions. Nous devons d'abord observer que le syncrétisme s'est introduit également dans la cuisine. La place qu'occupe par exemple le maïs amérindien à côté du manioc le prouve clairement. Il y a un mélange de survivances mystiques de l'Afrique, en particulier avec l'huile de palme et le poivre de la Côte , avec les éléments empruntés à la cuisine des blancs et à celle des Indiens.

Deuxièmement, notons que le syncrétisme ne va pas jusqu'à faire perdre à la cuisine religieuse sa couleur dominante africaine : la preuve en est l'absence de sucreries dans l'ensemble alimentaire. J'ai cependant pu observer moi-même une exception, pour la fête des Ibejis (au mois de juin) où les enfants ont des petits gâteaux. Mais cette fête n'est pas considérée comme une fête de Candomblé à proprement parler mais comme une fête de famille. Mais l'interpénétration s'est faite dans les deux sens, aussi bien du blanc et de l'indien vers l'africain et la cuisine des dieux s'est transformée progressivement en cuisine bahianaise.

Gilberto Freyre verrait dans ces cuisinières noires, filles de dieux, à l'occasion des fêtes religieuses, discrètement cachées, les pourvoyeuses de cette gastronomie qui vient enrichir les spécialités de la cuisine européenne, au petit bonheur de ceux qui savent apprécier la bonne table.

J'ai pu observer de près ce commerce de l'art culinaire bahianais qui se détache bien particulièrement du reste de la cuisine du Brésil. En effet, on peut voir un peu partout se répandre les restaurants aux enseignes « traditionnelles » dans la zone touristique du Pelourinho. Même au centre historique, il y a le célèbre « SENAC » (l'équivalent de notre Ecole hôtelière) qui authentifie cette cuisine de « vieilles grand-mères » en formant des jeunes chefs brésiliens à la cuisine des dieux. Ainsi, la « gastronomie religieuse » devient un art culinaire national.

 
 
  • La vendeuse d'acarajés
 

Il n'est pas possible de se promener dans les rues de Salvador sans croiser au hasard d'un carrefour une vendeuse d'acarajés et autres spécialités typiquement bahianaises.

L'acarajé (beignet de haricot, fourré aux oignons râpés et crevettes séchées) est aujourd'hui au centre d'une bataille gastronomico-religieuse. Non seulement, le nombre de vendeuses s'est accru depuis ces dernières années, mais ce beignet est diffusé aussi dans les supermarchés, cafés et traiteurs.

Serait-il récupéré par la logique néo-libérale dans de processus dit de mondialisation ?

Jusqu'à récemment, seules les Bahianaises vêtues de leur costume typique et de leurs colliers de perles, élevées dans la pratique du Candomblé, perpétuaient cette tradition lancée au XIX ème siècle par des femmes esclaves ou affranchies qui portaient sur la tête des paniers remplis de beignets.

Pour comprendre la cuisine bahianaise, il faut tout d'abord franchir l'Atlantique. La cuisine de Bahia ne se cantonne pas à un livre de recettes. Elle représente un univers culturel largement investi par les femmes au fil d'une évolution historique.

La cuisine s'affirme comme un lieu de métissage révélateur de la relation entre les Africains et les Indiens, libres ou esclaves. La cuisine devient patrimoine et tradition, mémoire en fin de compte. Une mémoire qui véhicule des mots et des goûts. De ce métissage, entre Indiens et Africains sont apparus de nouveaux plats dont le plus fameux « le carruru » (cuisiné initialement avec des herbes brésiliennes appelées calulu et enrichies par les Africains avec de l'huile de dendê, palme). Comme je l'ai dit précédemment, la cuisine brésilienne est un art culinaire métissé. Le manioc, aliment principal des Indiens, est resté l'aliment de base des Brésiliens. On parle de lui comme le « ciment »du métissage brésilien dans le domaine culinaire. Le Portugais quant à lui a introduit, dans ces immenses étendues colonisées, le bétail, notamment le porc et diverses espèces de volailles. Quant à l'Africain, comme l'a signalé Gilberto Freyre, a apporté sa contribution dans la façon africaine de cuisiner et assaisonner, incorporant des éléments portugais et indigènes, donnant forme notamment au plat le plus traditionnel du Brésil : « la feijoada ». De l'Afrique, sont venus plusieurs ingrédients typiques de la cuisine de Bahia, tels les « gombos » et l'huile de « dendê » (huile de palme). Les plats typiques de cette cuisine sont composés d'huile de palme, de lait de coco, cacahuètes, noix de cajou, crevettes séchées et épices (piments, gingembre, cumin et coriandre).

De nombreux récits de voyageurs attestent la présence des femmes qui pratiquaient le commerce de la nourriture dans la ville de Bahia, travaillant pour leur propriétaire comme esclave de gains ou pour leur propre compte comme « ganhadeiras » dès qu'elle accédait au statut d'affranchie. Au XIX ème siècle, à Bahia, plusieurs de ces femmes, dit « femmes d"étal », se trouveront à la tête de l'organisation des maisons de candomblé. Simples cuisinières le jour, grandes prêtresses la nuit, leur savoir faire provenant souvent d'une tradition ancestrale qui réclamait une technique recherchée dans la préparation de la nourriture des Orixas, les divinités africaines.

Transportée d'Afrique en Amérique, à travers la mémoire des sens , ancrée dans les corps et dans les âmes de millions d'individus pris en esclavage, la logique sacrée des divers peuples africains, va se recomposer au Brésil, avec beaucoup de créativité, dans une dynamique d'adaptation très particulière. Autour de la religiosité africaine, vont apparaître des familles spirituelles, reliées en réseaux, ouvrant pour ces individus et leurs descendants, d'autres possibilités d'envisager l'existence. Pierre Verger nous parle de l'importance de la transmission orale, au sein du Candomblé, soulignant le rôle de cette religion pour le maintien des traditions culinaires. C'est à travers le sacré que l'apprentissage culinaire se fait et à travers les siècles jusqu'à nos jours.

Ce type d'activité, vendre des beignets, est indissociable de la culture et des traditions africaines. La façon dont l'activité est structurée est tout à fait similaire à celle des candomblés où la « mae de Santo » prend les décisions. La vente des beignets est devenue une des principales sources de revenus des milliers de femmes à Bahia. Elles transmettent à leurs filles et à leurs petites-filles ce type d'activité, éminemment familial.

La résistance de la cuisine afro-brésilienne de Bahia, en tant que cuisine féminine, symbole de sensualité, se doit, en grande partie, au fait de sa diffusion dans la littérature et les médias. Sa divulgation l'a élevée du statut de cuisine du pauvre au rang de cuisine de choix. L'acarajé n'est plus qu'un simple beignet, c'est la nourriture que l'on offre à Yansan. Certains membres du Candomblé disent que l'acarajé ne devrait être préparé que pour la sainte (Yansan ou Sainte Barbe) auquel cas les amateurs de la cuisine bahianaise se verraient privés de leur plat favori.

Aujourd'hui, le petit beignet a dépassé les frontières religieuses. Il est au cœur d'une lutte identitaire. Lorsque dans les années 30, avec le dictateur et président Gétulio Vargas, on a voulu mettre en avant des symboles identitaires et « autochtones », un regain d'intérêt s'est tourné vers les traditions qui étaient très marquantes en certains endroits du pays. C'est alors que l'on a fait appel à des éléments des cultures régionales traditionnelles, en donnant une place très spéciale à la ville de Salvador, première capitale du Brésil.

Soulignons l'importance de la culture bahianaise dans la construction de ce discours identitaire, régional d'abord, ensuite national. Soulignons également que la cuisine des femmes de Bahia est un élément très significatif dans la construction de ce discours, la Bahianaise avec ses habits, forte référence d'une appartenance culturelle qui inclut l'aspect religieux et traduit à la fois l'Africain et le métissage, évoque en même temps l'image féminine d'une terre mère.

Emblématique, l'image de la Bahianaise et de sa cuisine permet une association entre un terroir et une certaine identité, une image qui peut servir à des intérêts divers.

Elle sert, par exemple, à des fins politiques, telle que l'apologie du métissage et de l'intégration nationale. Elle sert également à l'idéologie qui envisage Bahia comme « Terra da felicidade » (Terre du bonheur). Actuellement, cette image sert tout particulièrement à des fins économiques, liées principalement au tourisme.