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Préambule |
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Qu'est-ce-que le candomblé ? Il ne s'agit pas d'entrer dans une recherche détaillée sur les modalités du culte, c'est-à-dire dans un descriptif d'observation sur le culte lui même. J'ai voulu, davantage, par souci d'ouvrir la voie à la compréhension de la cosmologie et la représentation de l'univers du candomblé, aborder ce travail avec un minimum de base pour appréhender mon objet d'étude, plutôt exotique pour nos visions européennes. Le Candomblé peut être considéré une religion parfois difficile à saisir pour nos esprits déjà modelés par une tradition judéo-chrétienne. Dans la mesure où il ne devient l'objet charnière de ce travail que pour mettre en valeur son propre enjeu externe pour la culture bahianaise, mon angle d'approche est tout autre que celui que j'aurais eu si j'avais voulu disséquer mon objet pour n'en comprendre que ses bouleversements internes. L'univers est à la fois sacré et concret. Il se compose de deux mondes, Orum et aiê, le monde surnaturel et le monde physique. Au plus simple, on traduit Orum par ciel et aiê par terre mais cet équivalent est très approximatif. Aiê c'est le monde physique, la vie terrestre. Orum, c'est tout le reste, c'est-à-dire le monde surnaturel qui inclut, la terre et l'enveloppe. C'est en quelque sorte l'au-delà, l'autre monde.
Ainsi, entre l'orixa et une personne s'instaure une négociation comme si on cherchait à faire coïncider un calque entre l'individu et sa divinité pour atteindre l'harmonie et l'accord sans contradiction avec soi même. Il ne faut pas voir dans le candomblé un déterminisme absolu. Au contraire, il est dynamique car l'individu est aussi acteur de son destin. Cette dynamique est le fruit du rapport de négociation perpétuelle entre l'individu et son double. Mes orixas forment une famille complexe avec des alliances et des liens sanguins qui les mettent en rapport les uns avec les autres. Ces relations et ces enjeux sont aussi ceux des hommes et de la condition humaine, comme si c'était une histoire inscrite dans nos gènes (ou au fond de notre inconscient) qui se perpétuerait depuis des milliers d'années. « Je suis arrivé parmi les premiers dans la salle où il y avait une vingtaine de personnes installées sur les banquettes rudimentaires qui bordent le pourtour de la pièce. Celle-ci est rectangulaire et possède en son centre un immense pilier en bois allant du sol au plafond. Disposées autour de ce pilier se trouvent des chaises hautes toute sculptées et travaillées. Ce sont des chaises dépareillées en bois , de hauteurs, de couleur et de styles différents. Au-dessus de ces chaises et suspendue au pilier en forme d'anneau, il y a une gigantesque couronne de bois sculpté d'environ deux mètres de diamètre. C'est la couronne de Xango, l'Orixa de cette maison. La salle est divisée en deux, avec d'un côté les hommes et de l'autre les femmes. J'ai été surpris par le nombre de personnes qui ont pu assister à la cérémonie. Dans cette salle d'à peu près 200 m 2 , se trouvent environ 350 personnes. Il faut dire que les cérémonies comme celle-ci sont ouvertes à tous. En l'espace de quatre heures, les interactions sont nombreuses. Il me sera difficile de comprendre toute la complexité des échanges et des relations qui peuvent s'y dérouler. Surtout en 9 mois de travail, c'est le travail de toute une vie. Certains, viennent là depuis leur plus tendre enfance, d'autres ont été amenés par des amis ou encore à cause de problèmes personnels. Dans cette pièce, se jouent des enjeux de pouvoir qui me dépassent de beaucoup, surtout lorsqu'il s'agit d'une personne aussi étrangère que moi à la pratique religieuse du Candomblé. Les gens sont arrivés progressivement, de conditions sociales me semble-t-il très variées. Là aussi, il me sera difficile d'apprécier les conditions sociales. Dans une fête comme celle-ci, il est normal d'être très bien habillé. Il n'est pas toléré d'entrer en short et en sandales. En conséquence, les parures de colliers en or et les vêtements sont ici un signe extérieur de richesse qu'il est difficile d'apprécier. Est-ce que ce ne serait pas plutôt un signe du degré de rapport et de sympathie que l'on porte à la religion ? La majorité était « noire » et métissée mais là aussi, cela ne veut pas dire grand chose dans une ville comme Salvador où 90% de la population est afro descendante ou a eu un aïeul afro descendant. J'ai vu aussi des touristes, anglais, américains, européens et australiens, facilement reconnaissables à leur mine rouge et à leur tenue décontractée de vacanciers. Je pensais m'être très bien placé pour pouvoir observer la cérémonie, mais à mesure que les gens sont arrivés, une foule de personnes s'est amassée autour du pilier central, devant les gens installés sur les banquettes. Un des Ogans du terreiro était à l'entrée pour accueillir les arrivants, certains déjà connus ou faisant partie de la communauté, on leur installait une chaise en plastique au-devant du pilier. Les filles de saint (toutes des femmes plus ou moins âgées) ont fait leur entrée, sous le rythme des atabaques et portant des plats à la main. Elles se sont mises à tourner autour du pilier central où la foule leur avait laissé un mince couloir. La chaleur, la musique des atabaques, les chants religieux, l'attente de plus d'une heure avant le commencement du rituel, ont rendu par moments l'atmosphère « irrespirable ». J'avais, en effet, du mal à respirer, comme si ce lieu n'était plus ventilé. L'un des touristes, un Américain placé pas très loin de moi, est parti presque au début de la cérémonie, sans doute excédé par la foule et la visibilité quasi nulle à cause de l'accumulation des personnes au-devant du pilier central. Les percussions changent de rythme pour honorer les Dieux, le premier rythme joué étant toujours celui d'Exu, puis Ogum. Les autres, je ne les connaissais pas parcequ'il faut avoir l'oreille entraînée pour savoir les reconnaître. Dans la deuxième partie de la cérémonie, les Orixas ont pris place dans la salle, reconnaissables à leurs magnifiques costumes. Chaque rythme évoqué par les atabaques a donné lieu à la danse de l'Orixa correspondant. Les chevaux entament des danses avec une légèreté et une souplesse prodigieuses, malgré leur âge et la corpulence de certains danseurs. Les mouvements chorégraphiques semblent très codifiés, remontant au plus profond de l'inconscient. »
Tous ces dieux, d'origine, d'héritage, de destin se présentent en lui, l'entourent et l'animent. Ils forment une configuration complexe, si étroitement entrelacée qu'on l'appelle la trame ( enrêdo). La trame d'une histoire, c'est l'intrigue qui anime les personnages, le déroulement de l'action. L'individu est au centre d'un drame divin, où s'exprime d'abord le Seigneur de la tête, celui que les rites d'initiation devront « fixer » une fois pour toutes. Mais l'initiation aura également pour fonction de « fixer » ( assentar) les autres dieux de la trame, chacun à la place qui lui est propre, de manière à ce que les relations entre eux soient les plus harmonieuses possibles.
L'idée, qui compte surtout, avec l'appui des classes les plus intellectuelles parmi les religions afro-brésilennes, est de « réafricaniser » ces religions, c'est-à-dire de les purifier de tous les éléments extérieurs –même les catholiques qui peu à peu se sont ajoutées à elles. Il s'agit d'une tentative pour s'opposer le plus possible au syncrétisme. Principalement, l'identification entre les Orixas et les saints catholiques est remise en question. Ce processus ne consiste pas en premier lieu à un rejet de tout contact avec le catholicisme. Il s'agit plutôt d'un effort d'auto-affirmation de ces religions par rapport au contexte religieux du Brésil. A cet effort d'auto-affirmation, s'ajoute aussi la tentative de mettre en exergue la religion pure, en s'opposant aux charlatans très actifs également dans ce domaine religieux. Si d'une part, il y a continuité du processus de syncrétisation, d'autre part la réafricanisation est un processus de résistance contre la dégénérescence. Les groupes religieux les plus traditionnels se replient sur eux-mêmes et essayent de discréditer les groupes non orthodoxes. C'est une sorte de mouvement de purification de l'intérieur même des religions afro-brésiliennes. Les principaux objectifs du mouvement de réafricanisation sont d'empêcher la dégénérescence et de susciter un retour aux sources. C'est justement ce « retour aux sources » qui reste très discernable. Revenir à quelles sources ? Il y a deux tendances à l'intérieur du mouvement de réafricanisation. L'une insiste sur un retour vers l'Afrique. Cette tendance qui a son foyer le plus fort surtout à Sao Paulo prétend que les véritables racines des religions afro-brésiliennes doivent être cherchées en Afrique. Donc des personnes sont envoyées en Afrique pour une formation, un apprentissage de la langue et une initiation religieuse. Les parties de la religion qui ont été perdues doivent être récupérées.
L'autre tendance dans le mouvement de réafricanisation insiste sur l'aspect « afro-brésilien » de ces religions. Mère Stela, de la très fameuse maison d'Opô Afonja énonce sa position de façon très claire : « le candomblé a cessé d"être une religion afro-brésilienne pour devenir brésilienne. Il a cessé d"être une religion africaine pour devenir afro-brésilienne ». La religion au sens propre, à force, existe davantage ici au Brésil même et elle argumente : « je trouve que c'est du fanatisme que de sortir du pays en quête des racines. Il n"y a pas de raisons d"aller chercher les racines, on peut aller jusque là-bas pour voir s"il existe un lien ou comment fonctionnent les choses, pour apprendre parce qu"il est bon d"apprendre. Mais les racines sont chez nous, nous sommes les branches et les supports de ces racines. Si les racines meurent, les branches ne résistent pas, donc nos racines sont ici ». Cette tendance représentée par Mère Stela insiste sur les éléments africains qui sont vivants et elle est contre l'introduction de nouveaux éléments au nom d'un prétendu « devoir être africain » qui n'ont rien à voir avec les traditions africaines présentes au Brésil. Ce retour à « la pureté » des traditions africaines doit tenir compte du développement survenu au fil du temps, aussi bien en Afrique qu'au Brésil.
"Mais de nos jours, ce n'est plus nécessaire parce que ça, je le combats. Il n'y a plus de messes pendant l'axéxé, il n'y en a plus.... Les images chrétiennes sont de côté. Nous n'avons plus le syncrétisme... et pour les fêtes des Orixas, il n'y a plus de messe, il n'y a rien de tout ça... ". Cependant, pour d'autres, il n'y a aucun motif pour la conservation des éléments syncrétiques. Ces éléments ne sont plus des éléments étrangers et il font partie de la tradition afro-brésilienne. Dans cette argumentation, il est clair que les deux courants religieux (chrétien et africain) ne sont pas simplement mêlés ou confondus, mais que les deux constituent des traditions communes pour une partie de la population qui ne peut plus les séparer. Les deux courants forment une tradition unique. Dans ce contexte, on peut dire que la réafricanisation signifie autant recherche d'authenticité et d'autonomie des religions afro-brésiliennes que perte ou séparation des traditions ou réinvention aussi.
Dans cette perspective, la culture Nagô qui a été mise en valeur par les culturalistes peut être envisagée comme une couverture idéologique tissée par les intellectuels pour couvrir des luttes de pouvoir. Derrière l'idée de réafricanisation – laquelle pose un problème de théologie et de tradition – se trouverait une stratégie permettant de résister à l'avancée d'autres groupes afro-brésiliens – un problème, par conséquent, d'ordre politico-religieux. Différents groupes se disputeraient donc, le marché religieux. Alors que le Candomblé, à cause de sa structure plus malléable, réussit à s'adapter plus rapidement aux conditions sociales et gagne du terrain dans la recherche de nouveaux membres, les communautés plus traditionnelles cherchent à démontrer leur avantage à travers une argumentation basée sur la pureté et la fidélité à la tradition. Ce mouvement de retour à l'Afrique et de réafricanisation –entendu comme tel – traduit néanmoins une prise de conscience nouvelle à l'intérieur des religions afro-brésiliennes. Il y a, à l'œuvre, une réflexion religieuse impliquant un retour sur l'histoire de l'esclavage et sur « l'évangélisation » (le catholicisme ) forcée des noirs amenés là...
Dans un contexte de mondialisation, les réflexes identitaires s'exacerbent. Les années 70 voient l'utilisation et la référence au concept d'ethnicité se multiplier dans les sciences sociales américaines en même temps que surgissent, un peu partout sur le globe, des conflits définis comme « ethniques » basés sur les revendications ethniques et mettant souvent en opposition un groupe minoritaire et l' « Etat-Nation » dans lequel il est inséré, ou un autre groupe avec lequel une compétition est engagée. On peut d'ailleurs situer comme faisant pleinement partie de ce phénomène général, l'apparition, toujours dans les années 70, d'un moment très important dans l'évolution du mouvement Afro-Bahianais dont nous nous proposons d'étudier quelques aspects. Certes, un tel mouvement doit être perçu comme l'héritier de la longue résistance culturelle et identitaire des Noirs au Brésil, mais on peut considérer ces années 70 comme un virage important dans la mobilisation ethnique. On assiste alors à l'apparition du premier bloc Afro à Bahia et, à partir de là, à une « réafricanisation » soutenue, ainsi qu'à l'émergence d'une revendication systématisée d'une identité ethnique afro-bahianaise. Salvador vient puiser dans l'Afrique ses racines dissoutes. Le candomblé devient donc un véritable enjeu politique parce qu'il est le garant des « traditions » perdues. Cela semble incroyable : comment des gens réduits à l'état d'esclavage ont-ils pu sauvegarder un tel trésor culturel ? Dans un tel contexte, le statut particulier du chercheur appelle réflexion.
Quels sont les processus de négociation qui s'instaurent entre le chercheur et les temples ? Placés au cœur du système, ne deviennent-ils pas eux-mêmes un véritable enjeu dans la légitimation de la tradition ? La plupart des chercheurs en anthropologie des religions ont axé leurs observations sur trois maisons piliers : Casa branca , Opô Afonja et Gantois. Quelle est leur part de responsabilité dans la recréation d'un idéal africain ? Leur fascination à l'égard de la nation Kétu, n'a-t-elle pas contribué à marginaliser les autres candomblés ? L'initiation relève déjà d'un métissage, culturel plus que biologique. Quelle que soit la couleur de peau de l'initié, on revendique son appartenance à l'Afrique mère tout entière. C'est presque davantage un mariage politique qu'une représentation par nations. Paradoxe de sa position de scientifique, le chercheur doit la plupart du temps gravir lui-même les différents stades initiatiques pour accéder à l'observation et à la connaissances des rites et rituels du candomblé. A ce titre, est-il un scientifique qui accède à la connaissance de son terrain par l'initiation ou au contraire un initié qui pratique l'anthropologie ? Par sa propre initiation n'accède-t-il pas à d'autres obligations éthiques ? Sont-elles en porte-à-faux avec la recherche scientifique ? Ne doit-on pas, enfin, remettre en cause l'observation rationaliste dans le candomblé ? Les outils méthodologiques d'une science rationaliste sont-ils adéquats pour une approche de l'irrationnel et du mystique ? Dans quelle mesure peut-on parler de sa propre expérience du mystique – voilà quelques unes des questions que ce travail essayera d'aborder. |
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